Glaneurs de savoir-faire
25 January, 2016
Ici Psachna, île d'Eubée, en Grèce. Anne-Laure Andry, Pierre-Jean Miot et leur tandem ne font qu’un. Audacieux, le couple roule avec enthousiasme à la recherche de savoir-faire ancestraux ou non, loin de notre société saturée mais au cœur du monde.

La rencontre avec l’animal se passe sur un parking de supermarché grec. Une vraie bestiole, ce tandem, entre insecte géant et fusil à pompe roulant. Mais tout ce que traque cet engin non-violent, ce sont les richesses humaines des indomptables « Monsieur et Madame tout le monde ». Près de la silencieuse créature, Anne-Laure Andry et Pierre-Jean Miot, avenants et d’emblée prolixes, racontent leur aventure. Plus qu’en voyage, le couple français est en quête de tous les savoir-faire possibles et imaginables.
« Nous voulons apprendre les différentes façons de faire les mêmes choses à travers le monde », résument-ils. Vêtements, nourriture, construction, etc. Une vie. Ils pédalent vers une vie entièrement cousue main. « Autonomie », « autosuffisance », « échange », « partage », ils savourent leurs mots-clés, parlent passionnément, laissent leurs deux paires d’yeux bleus s’exprimer dans les silences. Ici, à Psachna, sur l’île d’Eubée, l’équipée est de passage. Un globe pendu au porte-bagage indique leur point de départ : Calignac, village du Lot-et-Garonne quitté le 1er avril 2015. Un grain de poussière dans une France de la taille d’une phalange.
« Beaucoup de gens ont perdu la conscience de la richesse de leurs savoir-faire. »
Têtes joyeuses sur les épaules, les deux jeunes trentenaires s’amusent : sans doute un million de coups de pédales en neuf mois, estimés grâce au compteur kilométrique du vélo. Ils ont tout lâché pour ce grand voyage, tout lâché pour rouler vers le Japon. « Cela représente quelque 60 000 kilomètres », avancent-ils, à peine pris de vertige. « Nous nous donnons cinq ans. » En ex-ingénieur précis, derrière une barbe à l’état sauvage, Pierre-Jean insiste sur le fait que la France est leur but. Le Japon, qu’une étape. A priori. Rien n’est gravé.
Au hasard du chemin et des rencontres, ils plantent donc leur tente là où ils peuvent. Les âmes généreuses offrent naturellement douches, repas, bonne humeur, rires et sourires à perte de vue. L’échange est leur credo. Le couple donne souvent un coup de main si besoin. Mais pas de woofing*, de tourisme solidaire ou d’agritourisme. Tout se passe spontanément, sans aucun prétexte artificiel. Et la pêche aux savoir-faire est souvent plus que bonne. Face à tout ce qui s’apprend, priment l’admiration et la curiosité. Et l’envie de transmettre eux aussi ce qu’ils connaissent. « On nous dit souvent : « on ne sait rien faire et on n’a pas d’argent. » Et puis, les personnes qui nous apprennent ce qu’elles savent éprouvent finalement de la reconnaissance, de la fierté. Elles se sentent alors investies d’un devoir de transmission. Beaucoup de gens ont perdu la conscience de la richesse de leurs savoir-faire. »

Parler au plus grand nombre et rapprocher les extrémités de la planète.
Les savoir-faire, leur fil rouge, leur leitmotiv... D’une pochette plastifiée, surgit leur bien le plus précieux : des fiches conçues par eux. Chaque initiation glanée en route mérite sa fiche, qu’ils postent ensuite sur un blog intitulé « Curieuses échappées ». Dans les quelques exemples transportés à vélo (sur une centaine au total) on découvre, étape par étape, la fabrication d’une natte en bambou, de souliers en toile de jute ou encore d’un kayamb (instrument de musique réunionnais).
Comme des bandes dessinées, sans visages, ces modes d’emploi illustrés donnent envie de scruter les moindres détails. Les textes sont rédigés à quatre mains et les dessins sont d’Anne-Laure. La musique de ces doigts-là est douce et malicieuse. Le trait est simple, coloré à l’aquarelle, le ton ludique. « Nous essayons de trouver un langage universel, d’être compréhensibles à travers les dessins. Une horloge, pour les temps de cuisson, parlera peut-être à un Chinois... » S’adresser au plus grand nombre, rapprocher les extrémités de la planète, le couple échange des savoir-faire comme on échange des tutoriels sur le Net. Au bout de leur route, brille aussi l’envie de transmettre à leur future progéniture. Dans cinq ans, ou plus, ou moins. Ils ne possèdent ni montre, ni téléphone portable, ni ordinateur.
Conscients de faire partie d’une kyrielle d’autres voyageurs (en camion, à pied, en avion, tous en quête d’une vie à se construire), Anne-Laure et Pierre-Jean aiment aussi échanger les anecdotes. Sans hésiter, nous leur proposons le gîte, là où nous logeons temporairement.
« Je ne voulais plus pérégriner pour pérégriner. »
Sur le chemin, le vélo fend délicatement les champs d’oliviers. Seuls bruits, le ronronnement du vent dans les rayons, rythmant le son de leurs voix. Elle, devant, à moitié allongée, sourit derrière ses lunettes de soleil, le regard flânant dans le paysage. A quelques centimètres de son visage, son visage à lui, attentif pour guider l’équipage. Ces positions ont inspiré l’appellation de ce type de tandem, « couché-debout ».

Arrivée à destination, la bestiole-vélocipède se repose contre un mur, jamais loin de ses maîtres. Et les anecdotes pleuvent. Une galerie de personnages s’anime dans différents décors : cueillette des olives en Grèce, préparation de pitas aux pommes de terre en Bosnie, feutrage de la laine en France, fabrication de chapeaux de paille à la Réunion. Les scènes ravivées sont colorées, rehaussées par l’accent du sud de Pierre-Jean. Le spectacle paraît sans fin, derrière comme devant, où d’autres expériences les attendent, en Turquie, en Iran, au Pakistan, en Chine,... jusqu’au Japon.
Parler d’eux passe au second plan, mais ils se dévoilent en toute humilité, si on le leur demande. Natif de Calignac, Pierre-Jean a suivi une formation d’ingénieur à Belfort. Après quoi il enchaîne les postes, sceptique. Puis, sans transition, reconversion dans le massage. Mais le fouet de la hiérarchie, omniprésent dans le monde du travail, le désole. Il décide alors de rouler en vélo jusqu’au Tibet. Mais une rencontre, au pied d’un mur d’escalade, change sa direction. Anne-Laure. Ils ont sûrement plus d’un mur à gravir ensemble.
Elle, originaire d’Annecy, a interrompu ses études d’arts du spectacle, chamboulée par un séjour au Népal. Elle a ensuite été libraire dans une librairie de voyage. Au moment de leur rencontre, son investissement pour un festival d’arts de rue, milieu excitant mais chronophage, finit par l’éreinter. Du pays, elle en a vu et veut en voir encore. Mais plus question de « pérégriner pour pérégriner ». Ses idées à elle enlacent son projet à lui pour de « Curieuses échappées ».
« Plus que de vivre sans argent, notre but est de faire par nous-mêmes. »
Qui dit sortie de secours de ce système, dit simplicité volontaire, selon la formule consacrée. Comme d’autres à travers le monde, Anne-Laure et Pierre-Jean tentent de se passer au maximum de l’argent. « Nous pensons qu’il est possible de vivre sans argent. Même si cela ne fait pas partie de notre projet, ce sera peut-être une conséquence. On peut revenir à des relations humaines, plus que monétaires. Nous avons envie d’y croire. » En attendant, leurs économies permettent les dépenses indispensables, quand les champignons, les fruits et les herbes sauvages ne suffisent pas. Le propos est nuancé, empreint d’humilité : « Plus que de vivre sans argent, notre but est de faire par nous-mêmes et d’inciter les gens à s’échanger des petites astuces, des grandes solutions pour se simplifier la vie. »
Après trois jours passés avec nous, à partager savoir-faire et connaissances respectives, l’appel du vélo se fait sentir. Rodés, ils préparent en un rien de temps l’animal « complètement désossé ». Et retrouvent leurs places, couchée et debout, comme on retrouve sa place dans le lit conjugal. Puis, monter, descendre, toucher le ciel, toucher la mer, s’arrêter, rencontrer, apprendre, apprendre, apprendre,… Euphoriques à l’idée de trouver la neige dans les montagnes grecques, ils disparaissent dans le paysage, portés par leur vélo. A moins que ce ne soit l’inverse. On ne sait plus.

* WWOOF (World-Wide Opportunities on Organic Farms) ou woofing. Les membres de ce réseau mondial sont des propriétaires de fermes biologiques qui accueillent des volontaires pour aider, en échange du gîte et du couvert.